Jean Grillon – Sous-Préfet de Verdun – 1914-1918 – Partie 2

La bataille d’Étain

Le 24 août [Ndlr 1914], à 8 h. 35, un télégramme du G.Q.G. fait passer de l’offensive à la défensive :

« En présence situation faite à 4e Armée et à votre droite, je décide que vos forces seront ramenées sur les positions organisées sur le front général MontmedyDamvillersAzannes. A votre gauche, la 4e Armée tiendra entre Meuse et Chiers les hauteurs rive droite Meuse de Mouzon à Stenay. A votre droite, Armée de Lorraine, occupera les Hauts-de-Meuse au Nord et au Sud de Verdun. »

(Dossier G.Q.G. Instructions particulière No 333)

Cette instruction constitue bien un ordre de repli. Mais la capture d’une automobile allemande, à Puxe, par une reconnaissance du 3e Chasseur à Cheval fournit ce même matin à notre État-Major de la 3e Armée le plan complet d’une attaque, concertée par l’ennemi, en direction du Nord-Est d’Étain.

L’État-Major découvre dans ce document la possibilité d’une revanche sur les échecs graves des jours précédents. Mais pour attaquer de flanc l’aile gauche de l’Armée du Kronprinz [Ndlr 5e Armée allemande], marchant en direction de Buzy et de Lanhéres, il importe d’obtenir le concours de l’armée du Général Maunoury. Le Général Tanant, alors commandant le bureau des opérations, a raconté dans son ouvrage « La IIIe Armée dans la bataille » [NDLR : collection de l’École supérieure de guerre – 1919, 1922] les difficultés qu’il dût surmonter pour réaliser le plan qu’il venait d’élaborer.

Le 24 à midi, l’attaque se déclenche; une grande victoire se dessine; nos troupes bousculent l’ennemi qui fuit en déroute jusqu’à Saint Privat et Bonvillers.

Mais hélas ! le 25, un ordre impératif du G.Q.G. survient : L’Armée de Lorraine est dissoute. Le Général Maunoury est appelé avec ses troupes pour barrer à l’envahisseur la route de Paris.

Seul, avec ses quatre divisions de réserve, le Général Durand ne peut poursuivre cette offensive.

Le repli de la 3e Armée reprend et va s’accentuer.

Le 25 au soir le 4e Corps à son gros sur la rive gauche de la Meuse, avec une arrière-garde sur la rive droite. Le 5e Corps en entier est passé sur la rive gauche. Seul le 6e Corps, sur la rive droite, borde les crêtes de la Coté St Germain à Azannes.

Dans la nuit du 25 au 26 le G.Q.G. communique une instruction réglant la marche des opérations ultérieures.

(Dossier G.Q.G. ; Instruction Générale, 25 août, 22 heures) :

« La manœuvre offensive projetée n’ayant pu être exécutée, les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer à notre gauche, par la jonction des 4e5e Armées, de l’Armée anglaise et des forces nouvelles prélevés sur la région de l’Est une masse capable de reprendre l’offensive pendant que les autres armées contiendront, le temps nécessaire, les efforts de l’ennemi. »

Le tremplin d’où une offensive nouvelle pourrait se lancer [Ndlr: page c2p07] est jalonné par La FéreLaonCraonneSaint-ErmeGuignicourt [Ndlr: Dans l’Aisne en Picardie], Vouziers.

Dans l’ensemble du dispositif, la 3e Armée doit se replier « sa droite à la place de Verdun et sa gauche au défilé de Grandpré où à Varennes et Sainte Menehould. »

Il résulte de cette prescription que la Place de Verdun va se trouver, pour la première fois, en contact direct avec l’ennemi.

Un message téléphoné, signé Belin (3e Bureau entrées N°104) informe que « l’instruction générale adressée dans la nuit du 25 au 26 n’envisage pas l’abandon immédiat de la ligne de la Meuse, qui doit être au contraire utilisée pour arrêter l’ennemi et permettre aux Corps d’Armée de se reposer. » Le 26 au soir toute la 3e Armée se prépare à défendre toute la rive gauche de la Meuse, tandis que les divisions de réserve du Général Durand échelonnent à l’Est de Verdun sur les Hauts-de-Meuse.

Un incident a propos du général Ruffey

Le 26 août [Ndlr 1914] à midi 1/2, comme nous achevions de déjeuner, ma femme, M. Magre et moi, le Lieutenant Pallain, fils du Gouverneur de la Banque de France de l’État-Major de la 3e Armée, pénètre dans la salle à manger, et sans de découvrir nerveusement, le visage très pâle, me dit en frappant sur la table :

« M. le Sous-Préfet, il faut, pour l’honneur de la France et la défense de la Patrie, faire connaître au Gouvernement que le général d’Armée et son Chef d’État-Major doivent s’en aller. Il le faut! »

Et continuant, le verbe plus haut :

« Nous sommes nombreux a vouloir quitter l’État-Major et à prendre un commandement. Nous manquons de confiance ».

Mais l’Officier à ce moment, retirant son képi, s’excuse de son attitude. Sous le coup de l’indignation, ayant appris que le Général Ruffey, Commandant la 3e Armée, avait, par son incapacité, transformé la victoire de nos troupes en défaite, il a pensé que seul le représentant du Gouvernement pouvait par une intervention auprès du Gouvernement lui-même, sauver la situation.

Et mon interlocuteur de me demander ce que je compte faire.[Ndlr: page c2p08] Je lui réponds simplement que je vais réfléchir et aviser. Sur ces paroles, il se retire.

Les mets restent sur les assiettes; nous n’avons plus faim. Nous nous regardons; ma femme est très pâle. J’interroge Magre. Celui-ci estime que je n’ai pas qualité pour intervenir. Je fais mes objections : J’ai le sentiment que j’endosse une redoutable responsabilité si réellement le Général Ruffey, étant responsable d’un désastre, je donne,.après l’incident qui vient de se produire une impression de désintéressement.

Nous convenons qu’avant de rien décider je consulterai M. Lebrun, ancien Ministre de la Guerre, Commandant d’Artillerie. Je l’appelle au téléphone, il déjeune au mess, il va venir.

Je ne connaissais que peu le Général Ruffey. En réponse à une visite de courtoisie que je lui avais faite, il était venu, l’avant veille, me voir à la Sous-Préfecture. Il m’avait parlé de ses chasses sur les Hauts-de-Meuse, alors qu’il était jeune officier. Et il simulait son tir avec son sabre. Voulant l’amener à me parler des événements qui se déroulaient à Étain, je lui avais dit : « Vous faites à présent d’autres chasses ! mon Général ! » Mais le Général Ruffey feignant de ne pas entendre ou de ne pas comprendre avait poursuivi le récit des exploits cynégétiques, puis se retirant s’en était allé visiter les hôpitaux.

J’étais demeuré sous l’impression d’un chef qui, préoccupé, avait trouvé une diversion utile dans sa visite au Sous-Préfet.

Mais le Commandant Lebrun arrive. Je le mets au courant. Il est surpris; les événements pourtant voisins semblent lui échapper. C’est un fait, souvent constaté, que les Officiers de la place et les habitants, ignorent de qui se déroule aux abords même du camp retranché.

Après échange d’observations, M. Lebrun part aux renseignements. Mais sitôt après son départ, M. le Commandant Fontenay, Officier d’ordonnance du Général Sarrail, Commandant le 6e Corps, s’annonce. Il me confirme que les fautes du commandement nous conduisent à des désastres. Nous battons en retraite après avoir tenu la victoire. S’il n’y a pas de suite, à la tête de la 3e Armée un véritable chef, les Allemands seront, avant huit jours, à Châlons-sur-Marne. Le moral de nos troupes est ébranlé par les ordres et les contre-ordres, par la supériorité de l’artillerie ennemie dont la lourde est hors de portée de nos canons. Notre 75 fait merveille; mais il n’y a pas de liaison entre l’artillerie et l’infanterie. Nous manquons de canons longs pouvant tirer à 8 ou 10 kilomètres. À défaut de ces pièces, il y aurait lieu de mettre à la disposition des armées combattantes des canons de marine ou de côtes.

Le Commandant Fontenay me fait ses adieux. Je connaissais cet officier qui souvent accompagnait le Général Sarrail dans ses visites amicales que ce dernier venait me faire. Nous étions en sympathie et, sentant la communion des deux hommes, l’attachement de l’Officier d’ordonnance pour le Général, je l’accueillais toujours avec un plaisir réel.

Pour que Fontenay vint s’ouvrir A moi, il fallait vraiment que ce garçon enthousiaste fut démonté par des fautes irréparables.

M. Lebrun revient. Je lui résume ma conversation avec le Commandant Fontenay. Il me conseille de relater officieusement les paroles que j’ai recueillies. Officieusement, puis-je, comme agent officiel d’informations, me dépouiller de ma qualité?

Sans désemparer, j’écris à M. le Ministre de l’Intérieur et sans commentaires, lui donna une relation des faits, « estimant n’avoir pas le droit de [Ndlr : page c2p08a] tenir pour négligeables les déclarations qui viennent de m’être faites. Et j’ajoute « je n’ai ni qualité, ni expérience pour juger un chef d’armée. Je communique simplement ce que j’ai enregistré ». Mais dans ma lettre je ne découvre pas le lieutenant Pallain.

Ma lettre au ministre, ouverte par M. Moeni, directeur du personnel, fut communiquée à M. le Président du Conseil des Ministres.

Plus tard je contai l’incident au Général Sarrail qui me dit : « Pallain est un homme du monde qui croyait que son nom lui conférait une autorité et des connaissances militaires ».

Le 27, sans qu’on s’en aperçoive, le Q.G. de la 3e Armée quitte Verdun et s’installe à Varennes-en-Argonnes. Le 3e groupe des divisions de réserve, est de nouveau rattaché à la 3e Armée. Là s’est replié Calune, Sous-Préfet de qui a suivi la 3e Armée dans sa retraite. L’ennemi n’a pas mordant car leur corps ont pu traverser la Meuse sans combattre mais la 4e Armée demande secours. Celui-ci est accordé par le message téléphone du G.Q.G. le 27 à 21h30.

[Ndlr: page c2p08b] Le 28 août une avant garde ennemi pénètre dans le village d’Ornes .

Le 28 le G.Q.G. qui organise la résistance au Nord et qui a déjà fait appel à l’armée de Maunoury, demande tout le 6e Corps pour être envoyé au Général Foch.

Finalement on ne cède que la 42e Division car les boches viennent de franchir la Meuse au Nord de Dun.

Le Général Sarrail Commandant de la 3e Armée

Le 30 août [Ndlr 1914] à 13 heures le Général Ruffey est relevé de son commandement et remplacé par le Général Sarrail commandant du 6e Corps.

Le matin même la gauche de la 3e Armée se porte en avant dans la direction de Beauclair appuyée par la cavalerie, direction Nouart.

La compte rendu de 18 heures annonce que « la gauche de l’armée a progressé jusque sur la ligne Bois de la Folie, NouartBeauclair. »

[Ndlr : page c2p08b] Montigny devant Sassey elle est en liaison avec le 2e Corps de la 4e Armée et opère avec lui pour continuer le lendemain l’offensive dans la direction de Beaumont. Sur la rive droite de la Meuse, le groupe de divisions de réserve a porté trois divisions à hauteur de Cousenvoye, Flabas, en vue d’attaquer l’ennemi faisant face au 6e Corps sur la Meuse (sortie 2e bureau n° 2/180)

Le 31 à 6 heures le compte rendu signale encore que « le mouvement vers le Nord reprend » (sorties 2e bureau n° 2/181)

Le 31 au soir « notre offensive vers le Nord à trouvé l’ennemi partout . Nous tenons ce soir le front Bois de Mont, Halles, Beauclair, Fosse, en liaison avec le 2e corps. L’offensive reprendra demain matin » (sortie 2e bureau n° 2 186)

Mais rappel du G.Q.G. à l’instruction du 29 août. Arrêt de l’offensive.

La farine et le pain (2 août 1914)

[Ndlr: page c2p09] La question du pain devient préoccupante : patrons boulangers et mitrons, atteints par la mobilisation, sont partis. Les boulangeries sont fermées ; habitants et soldats réclament du pain devant les boutiques closes

Je ne puis compter sur le concours de la Mairie, M. Regnauld, le Maire, est aux eaux. À force de démarches, j’obtiens, grâce à la complaisance bourrue d’officiers de l’État-Major, des remplaçants ; j’arrache quelque sursis. Mais le manque de pain n’est pas spécial la ville. Dans toutes les localités on se lamente. Je me démène, j’improvise ; j’arrive à faire travailler les pétrins.

Mais incident plus sérieux encore la minoterie de Varennes-en-Argonnes, qui ravitaille une partie de mon arrondissement en farine est arrêtée; les ouvriers occupés à réparer les turbines ont abandonné les chantiers. Sur place, en accord avec M. de Renz, minotier, je prends des dispositions : dans les jours qui suivront, des spécialistes nous seront envoyés par la maison Singrün d’Épinal.

En quittant Varennes, je rencontre sur la route M. Petit, percepteur de Varennes et sa femme Ils reviennent en automobile des Hauts-de-Meuse « La guerre est déclarée, m’affirment-ils; nous avons entendu le canon et la fusillade. ». À l’horizon, il y a des.éclairs dans le ciel; des roulements se perçoivent. Ces braves gens, dans leur imagination inquiète, ont confondu avec la.voix du tonnerre.

Je rentre à Verdun. Sur la route, des troupes, des caissons de munitions, des voitures de toutes formes as succèdent. Il en sera ainsi durant des mois et des années.

Les bouches inutiles

Je dois me dépenser : mes collaborateurs ordinaires sont partis, l’un comme engagé volontaire dans les bureaux de l’État-Major, l’autre comme réserviste dans un régiment d’infanterie. Resté seul, je dois faire face à tout. J’installe un lit de camp dans mon cabinet, à porté du téléphone qui sonne sans relâche.

L’ordre d’évacuation des bouches inutiles du camp retranché est arrivé ; il faut l’exécuter et en même temps assurer l’alimentation, organiser l’abattoir, trouver des boucheurs, des boueurs, des vidangeurs. Et c’est encore l’arrivée, sans cesse grandissante, des familles s’éloignant de la frontière. Mon besoin d’initiatives est servi plus qu’à souhait!

Depuis le 1er août [Ndlr 1914], des milliers d’italiens, refluant du bassin de Briey sur l’intérieur, arrivent en colonnes profondes dans la direction d’Étain. Le chef de gare, le Maire, la gendarmerie, sont débordés. La ville d’Étain est littéralement envahie : lorsque j’arrive, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sont assis, couchés sur les trottoirs et sur les places. Sur le quai de la gare des femmes en couches et pas de wagons en suffisance. Je contrains tous les êtres valides à poursuivre leur marche sur Verdun. La tâche est rude, mais je n’ai pas le droit de faire du sentiment : à tout prix il faut hâter l’évacuation, libérer les routes et la voie ferrée.

Les bouches inutiles du camp retranché, et particulièrement de la ville, désignées au petit bonheur, sont dirigées sur la gare, encadrées de gardes civiques et d’agents de police. Ce sont, en dehors des hospitalisés, des orphelines et des étrangers résidant à Verdun, tous ceux qui docilement ont répondu à l’ordre de départ qui les a touchés. Les malins usent d’influences ou ou se terrent derrière leurs volets clos et demeureront chez eux

Dans la crainte que les petites orphelines ne s’égarent durant le voyage, j’ai accroché au corsage de chacune d’elle un petit carton imprimé, portant le cachet de la Sous-Préfecture : « Nous recommandons à la bonté et à la sympathie de tous les français et de toutes les françaises les petites orphelines du Camp retranché de Verdun. »

Les points de direction des bouches inutiles ont été, en prévision d’une guerre [Ndlr : page c2p10] d’une guerre fixés par l’autorité militaire. La désignation des gares destinataires; Beauvais, Noyon, Soissons, Compiégne, Sainte Menehould etc.. prouvent à elle seule et péremptoirement que ceux qui devaient préparer la guerre n’avaient nullement prévu l’invasion par la Belgique et par le Nord de la France.

C’est ainsi que dans les semaines qui suivirent, les malheureuses familles chassées, par ordre, de leur foyer, trouvèrent prises au milieu de la retraite précipitée de nos troupes et subirent l’invasion.

A qui incombe cette lourde responsabilité? Si nos fonctionnaires du Ministère de la guerre avaient envisagé seulement la manœuvre allemande, cette stupidité cruelle n’aurait pas été commise et des femmes, des vieillards et des enfants n’auraient pas été jetés, à l’abandon, sur le chemin de l’ennemi.

  • Le 2 août 1914 2.450 étrangers et 100 Français sont expédiée sur Sainte Menehould.
  • Le 5, 200 Français sont de nouveau expédiés sur Sainte Menehould et 540 sur Soissons.
  • Le 6, 1360 sur Compiègne et 1520 sur Beauvais.
  • Le 7, 650 sur Noyon;
  • le 8, 20 malades de l’hôpital Saint Nicolas sur Noyon;
  • le 13, 240 sur Beauvais;
  • le 20, 290 sur Noyon;
  • le 29, 509 sur Sens,
  • le 30, 300 sur Sens;
  • le 4 septembre 400 sur Sens
  • et à partir du 11 septembre seulement et jusqu’au 14 l’on se décide à diriger sur Annecy ou sur Mâcon 3929 citoyens français.